L’Agence nationale de l’emploi (ANEM) se présente aujourd’hui comme un acteur central des politiques publiques d’insertion professionnelle en Algérie. Dans une interview accordée à l’émission « L’invité du matin » de la chaîne radiophonique nationale, son directeur général, Abdelkader Jaber, a détaillé un bilan d’activité, des ambitions de modernisation et des pistes de réforme juridiques destinées, selon lui, à adapter le cadre institutionnel aux mutations économiques du pays.
Ce papier propose une lecture approfondie de ces annonces : chiffres clés, enjeux de la numérisation, rôle des grands projets nationaux, articulation avec la formation et le secteur privé, et les limites politiques et sociales des réponses avancées.
Chiffres et réalités : de 250 000 à 400 000 postes par an
L’annonce la plus marquante faite par M. Jaber est sans doute la progression — affichée — du nombre de postes offerts annuellement via l’Agence, passé selon lui de 250 000 à 400 000. Par ailleurs, les missions de prospection auraient permis d’identifier environ 100 000 nouvelles offres auprès d’entreprises publiques et privées.
Ces chiffres, s’ils traduisent une intensification de l’activité de l’Agence, nécessitent cependant un examen critique. Première question : quelle est la nature exacte de ces « postes » — emplois durables, contrats temporaires, postes subventionnés, ou simplement offres déclarées sans engagement effectif ? Deuxième interrogation : comment se répartissent ces postes entre secteur public et secteur privé, et dans quelles régions du pays ?
Les réponses à ces questions sont cruciales pour mesurer l’impact réel de l’ANEM sur l’emploi, en particulier pour des catégories vulnérables (jeunes diplômés, non diplômés, femmes, zones rurales). Dans son intervention, le directeur général insiste sur le rôle central du secteur privé, qu’il crédite de 80 % des opportunités d’emploi : une affirmation qui met en lumière la dépendance du marché du travail aux dynamiques entrepreneuriales et à l’investissement privé.
Une jeunesse au cœur du dossier : 86 % des demandeurs d’emploi ont moins de 35 ans
La photographie démographique fournie par l’ANEM est nette : 86 % des personnes inscrites sur la carte nationale des demandeurs d’emploi ont moins de 35 ans, et environ la moitié d’entre elles n’ont pas de diplôme. Ce profil impose des priorités politiques spécifiques : prévention du chômage de masse, renforcement de la formation professionnelle, soutien à l’entrepreneuriat jeune.
L’Agence affirme travailler en coordination avec les ministères en charge de la formation professionnelle et de l’enseignement supérieur afin d’aligner les programmes sur les besoins du marché. Mais la mise en oeuvre de ce calibrage reste complexe : les entreprises réclament des compétences concrètes et immédiatement opérationnelles, tandis que les établissements formateurs peinent souvent à actualiser programmes et équipements.
Digitalisation avancée : 90 % des services numériques — et une plateforme IA pour 2026
Sur le plan technologique, l’ANEM affirme que 90 % de ses services sont désormais numérisés, y compris la plateforme de la prime de chômage. Plus structurant encore, le système d’information de l’intermédiation — en place depuis 2015 — doit laisser la place, dès début 2026, à un nouveau système reposant sur l’intelligence artificielle pour l’analyse des offres et des demandes.
L’introduction d’outils basés sur l’IA pourrait transformer la gestion des flux : tri automatique des candidatures, appariement offres-demandes, et production de diagnostics territoriaux. Néanmoins, plusieurs précautions s’imposent :
- Qualité des données : l’efficacité des algorithmes dépendra de la qualité et de l’exhaustivité des données saisies ; or les bases administratives connaissent souvent des lacunes.
- Transparence des critères : les mécanismes de matching doivent rester compréhensibles pour les usagers et contrôlables par les institutions.
- Risques d’exclusion : l’automatisation peut marginaliser les profils atypiques (travail informel, parcours non linéaires) si les algorithmes ne sont pas conçus pour les reconnaître.
L’Agence affirme par ailleurs disposer d’une plateforme dédiée aux grandes entreprises, utilisée par 26 groupes nationaux — dont Sonatrach — pour transmettre et gérer leurs offres. À l’heure où la transparence et la lutte contre les pratiques clientélistes sont des sujets sensibles, un tel portail peut contribuer à améliorer la traçabilité des recrutements si ses données sont rendues exploitables et publiques sous des formats agrégés.
Formation, entrepreneuriat et microcrédit : des réseaux de soutien
L’ANEM se positionne non seulement comme un gestionnaire d’offres, mais aussi comme un médiateur et un accompagnateur. Elle travaille, dit M. Jaber, en coordination avec l’Agence nationale de soutien à l’entrepreneuriat (« Nesda ») et l’agence de gestion du microcrédit (« Angem »), et organise des actions de sensibilisation et d’accompagnement auprès des étudiants pour favoriser la création d’activités.
Ce maillage des politiques — intermédiation, formation, microcrédit — répond à une logique globale : faciliter la transition du statut de demandeur d’emploi vers celui d’acteur économique autonome, que ce soit en tant que salarié ou entrepreneur individuel. Mais l’efficacité de cette chaîne reste soumise à des variables structurelles : accès au marché, cadre fiscal et social pour les micro-entrepreneurs, et qualité du suivi post-création.
L’effet attendu des grands projets : source potentielle de milliers d’emplois
Le directeur général évoque plusieurs méga-projets susceptibles de générer des emplois : l’exploitation du gisement de Ghar Djebilet (Tindouf), un projet ferroviaire à Béchar et un projet phosphatier à Tébessa. Ces initiatives, si elles se matérialisent à grande échelle, pourraient en effet créer des milliers de postes et alléger la pression sur le marché du travail.
Cependant, l’impact social dépendra largement des politiques locales d’emploi : priorités d’embauche locale, transfert de compétences vers les travailleurs nationaux, et programmes de formation ad hoc permettant que ces emplois profitent réellement aux populations locales et jeunes diplômés.
Réformes législatives : vers la révision de la loi 04–19 ?
Sur le plan juridique, M. Jaber a indiqué un tournant potentiel : une volonté d’« adapter » les textes régissant le marché du travail, en citant explicitement la loi 04–19 relative à l’implantation des travailleurs et au contrôle de l’emploi. Sans davantage de précisions sur la teneur des modifications envisagées, il est toutefois clair que l’objectif affiché est d’aligner le cadre normatif avec les mutations économiques et les nouvelles formes d’emploi.
Une révision législative sera scrutée de près par les partenaires sociaux (syndicats, organisations patronales) : elle peut ouvrir des opportunités (assouplissement des procédures de création d’emploi, encouragement de l’emploi formel) mais aussi soulever des inquiétudes (précarisation, affaiblissement des garanties sociales) si elle est menée sans larges consultations.
Bilan et perspectives : entre opportunités et défis
Le récit que propose l’Agence nationale de l’emploi est celui d’une institution en mutation : montée en puissance de l’offre, numérisation accélérée, recours à l’intelligence artificielle, et volonté de rapprocher formation et marché. Ces avancées sont prometteuses. Elles posent cependant autant de défis opérationnels et éthiques : fiabilité des données, transparence algorithmique, inclusion des populations vulnérables, articulation entre grands projets et développement local.
Enfin, la réussite de ces ambitions dépendra d’éléments externes : la capacité des pouvoirs publics à piloter les réformes, la solidité de l’investissement privé, et la qualité des instruments de gouvernance qui assureront que l’augmentation quantitative des offres se traduise par une amélioration réelle et durable des trajectoires professionnelles des jeunes Algériens.
L.R.
