Le marché noir des devises en Algérie n’est plus seulement un symptôme de dysfonctionnements économiques : il est désormais au cœur d’un combat national à la croisée des pressions internationales, des exigences de transparence financière et des impératifs de souveraineté monétaire. En réponse à son inscription sur la liste grise du GAFI (Groupe d’action financière) en octobre 2024, l’Algérie multiplie les initiatives pour assainir son économie et couper les circuits informels d’échange de devises, accusés de faciliter le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
« Le marché noir des devises est devenu un véritable handicap pour notre économie », reconnaît le député Mohamed Hani, membre de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée populaire nationale. Une confession rare, qui illustre un changement de ton officiel.
Encadrement renforcé des flux de devises
Dans cette nouvelle doctrine économique, plusieurs mesures fortes ont été adoptées pour restreindre l’accès informel aux devises étrangères. Dès novembre 2024, le montant de devises autorisé à l’export a été plafonné à 7 500 euros par an, contre une autorisation identique par voyage auparavant. Un tournant restrictif qui marque la volonté de mieux contrôler la sortie de capitaux.
À cette limitation s’ajoute depuis janvier 2025 l’interdiction du paiement en espèces pour l’acquisition de biens de grande valeur : transactions immobilières, achat de véhicules ou de yachts, et paiement de certaines assurances obligatoires sont désormais soumis à des circuits de paiement traçables.
En parallèle, le ministère du Commerce a entrepris un travail de régulation des importations. Objectif : réduire la masse de dinars injectée dans le marché noir pour financer des opérations d’importation non déclarées.
Séduire la diaspora : vers une stratégie d’absorption des devises à l’étranger
Autre front ouvert dans cette lutte contre l’informel : capter les flux de devises en provenance de la diaspora algérienne. L’État mise notamment sur l’installation prochaine d’agences de la Banque extérieure d’Algérie (BEA) en France. Après avoir reçu le feu vert de la Banque centrale européenne et des autorités monétaires françaises en janvier dernier, la BEA prévoit d’ouvrir cinq agences dans l’Hexagone, bien que le calendrier de mise en œuvre reste flou.
Pour Mohamed Hani, cette implantation vise à « absorber cette masse monétaire détenue par les Algériens à l’étranger, car ce sont ces fonds que nous retrouvons ensuite sur le marché noir ». Une analyse partagée par l’économiste Brahim Guendouzi, pour qui cette stratégie pourrait « mobiliser une partie de l’épargne de la diaspora », à condition de proposer des produits attractifs, notamment dans l’immobilier en Algérie ou dans le financement de projets productifs.
L’ouverture de la BEA en France pourrait également servir de tremplin aux Algériens de l’étranger souhaitant investir dans leur pays d’origine, en leur offrant un cadre bancaire sécurisé et fiable. Par extension, la création de l’Algerian Union Bank en Mauritanie et au Sénégal est vue comme un levier pour desserrer progressivement le carcan de la réglementation des changes.
En attente de bureaux de change en Algérie
Sur le plan domestique, une autre piste attend encore son décollage : l’ouverture de bureaux de change légaux. Un règlement publié par la Banque d’Algérie en novembre 2023 encadre cette activité longtemps attendue, mais aucune demande officielle n’a encore été enregistrée au ministère des Finances, a reconnu le ministre Abdelkrim Bouzerd le 19 juin dernier.
Pourtant, cette réforme est jugée cruciale par de nombreux observateurs pour offrir aux citoyens une alternative légale et transparente à l’échange de devises, et ainsi détourner une partie de la clientèle du marché parallèle, notamment durant la saison estivale.
« Nous sommes conscients du problème et nous travaillons à absorber une grande partie de la masse monétaire circulant dans l’informel pour la réinjecter dans le circuit économique légal », affirme Mohamed Hani.
Un euro au sommet, un dinar sous pression
Malgré les efforts gouvernementaux, le marché noir des devises reste florissant. Ce samedi 28 juin 2025, l’euro a atteint un record historique au Square Port Saïd d’Alger, principal point d’échange informel de la capitale, en s’échangeant à 263 dinars, contre 262 dinars en décembre 2024.
Cette flambée s’explique par la rareté de l’offre et la hausse saisonnière de la demande, alimentée par les vacances à l’étranger. Le dollar, quant à lui, recule à 225 dinars, en ligne avec son affaiblissement sur les marchés internationaux face à l’euro. En comparaison, les taux officiels restent bien inférieurs : 129,48 DZD pour le dollar et 151,24 DZD pour l’euro, selon les cotations de la Banque d’Algérie au 26 juin.
Vers une nouvelle politique monétaire ?
La montée en puissance du marché noir, malgré les restrictions officielles, souligne le déséquilibre structurel entre l’offre officielle de devises et une demande sociale et commerciale persistante. Sans une réforme plus large du système financier, notamment en matière de libéralisation contrôlée des changes et de bancarisation des flux informels, les mesures actuelles risquent de produire des effets limités, voire contre-productifs.
La bataille contre le marché noir ne se gagnera pas uniquement par la répression ou la réglementation, mais par une reconstruction de la confiance dans les institutions économiques et une adéquation entre politique monétaire et réalités sociales. L’été 2025 en est un révélateur implacable.
L.R.



