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vendredi 5 décembre 2025

Crimes coloniaux : Mémoire africaine, justice globale

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Dès le début de la semaine prochaine, l’Algérie organise un sommet international consacré aux crimes de la colonisation en Afrique, a annoncé le professeur Hassan Magdouri, directeur du Musée du Moudjahid. L’événement s’inscrit dans le prolongement d’une décision prise lors du sommet de l’Union africaine, tenu en février dernier, qui a validé l’initiative du président de la République en faveur d’un forum sur le thème « Justice pour les Africains et pour les personnes d’origine africaine : vers la réparation ».

Ce colloque, selon son organisateur, vise à scruter « les détails des crimes coloniaux sur le continent », à proposer une lecture commune et à forger « une position africaine unifiée » sur les mécanismes de mise en place d’une front uni pour la réparation et pour le traitement des « mésaventures historiques » laissées par les puissances coloniales.

Objectifs du colloque : science, droit et mémoire au service d’une stratégie commune

Le rassemblement veut être un espace de débat scientifique, juridique et des droits humains sur les crimes coloniaux et sur des dossiers longtemps ignorés ou tus. L’ambition affichée est de produire une vision commune susceptible de renforcer la souveraineté africaine et de la protéger des formes anciennes et nouvelles d’ingérence, en s’appuyant sur une approche conjointe mêlant histoire, droit international et politiques de mémoire.

Selon M. Magdouri, le colloque devra notamment permettre d’élaborer un cadre juridique partagé définissant la « crime colonial » à la lumière des normes internationales ; d’instaurer des mécanismes coordonnés pour la restitution et la consolidation des archives, la préservation de la mémoire et la valorisation du patrimoine ; et de rassembler les expériences nationales afin d’en tirer des pratiques réplicables au niveau continental.

Un rôle naturel pour l’Algérie : héritage du combat pour la décolonisation

Interrogé sur le choix de l’Algérie comme pays-hôte, Magdouri a souligné la cohérence historique entre l’initiative et le parcours du pays : depuis son indépendance en 1962, l’Algérie s’est positionnée en première ligne du mouvement de décolonisation en Afrique, soutenant de nombreux pays dans leur émancipation. L’Algérie a également été l’hôte de la conférence des non-alignés en 1973, symbolisant son engagement pour un ordre économique mondial plus équitable entre Nord et Sud.

Pour Magdouri, cette trajectoire donne à l’Algérie une légitimité particulière pour animer un dialogue pan-africain sur la réparation historique.

Définir la « crime colonial » : défis juridiques et divergences de lecture

L’un des enjeux majeurs du forum sera de solder l’absence d’une définition juridique consensuelle du concept de « crime colonial ». À ce jour, les États et les spécialistes ne s’accordent pas sur la qualification et les conséquences juridiques à tirer des exactions et politiques coloniales : certains pays et acteurs plaident pour la reconnaissance de ces pratiques comme crimes au sens pénal ou civil, tandis que d’autres restent réticents ou adoptent des positions nuancées.

Le colloque ambitionne de confronter les différentes lectures juridiques à l’œuvre sur le continent et dans le droit international ; proposer une définition opérationnelle qui permette aux juristes et aux tribunaux de soutenir des actions en réparation ; et réfléchir aux mécanismes de réparation — réparations financières, restitutions d’archives et d’objets culturels, reconnaissances symboliques, mesures de réparation structurelles — qui seraient compatibles avec le droit international et la politique africaine commune.

Archives, mémoire et politique de restitution : un terrain de bataille culturel et documentaire

Magdouri a insisté sur le rôle central des archives et de la mémoire dans le processus de reconnaissance et de réparation. Nombre des crimes coloniaux, a-t-il souligné, restent occultés ou ont été marginalisés parce que les archives ont été saisies, dispersées ou détruites. La réappropriation et la sauvegarde du patrimoine documentaire et muséal constituent donc une condition préalable à toute action effective.

L’expérience algérienne est avancée en exemple : l’État a, selon le directeur du musée, réussi à récupérer une partie significative de son patrimoine archivistique et à développer un réseau muséal dédié à la conservation de la mémoire nationale — un modèle qui a suscité l’intérêt de délégations africaines.

Victimes sans chiffres : l’énigme du nombre total des morts

L’un des points douloureux évoqués lors des interventions concerne l’impossibilité d’établir un bilan démographique global des victimes de la colonisation. Sur la seule période de la Révolution algérienne (1954–1962), le chiffre souvent cité d’un million et demi de morts concerne spécifiquement ces huit années de guerre, a rappelé Magdouri. Mais pour l’ensemble des 132 années d’occupation (1830–1962), aucune statistique officielle et exhaustive n’existe, ouvrant de larges zones d’ombres et de questions sur le nombre réel de victimes d’extermination, de déplacements forcés et de famines liés à la domination coloniale.

Le colloque devra, selon lui, poser la question des méthodes et des sources permettant d’évaluer l’ampleur des pertes humaines sur de longues périodes et d’offrir des réponses historiques et juridiques crédibles.

Essais nucléaires, déportations et impacts environnementaux

Les crimes coloniaux, a rappelé Magdouri, ne se limitent pas aux massacres et au pillage. D’autres formes d’atteintes massives et durables doivent être mises en lumière, notamment les essais nucléaires menés par la France à Reggane, à partir du 13 février 1960, qui entraînèrent des impacts sanitaires et environnementaux affectant non seulement l’Algérie mais aussi des régions limitrophes ; et les déportations et déplacements forcés, comme le transfert d’Algériens vers la Nouvelle-Calédonie, dont les conséquences identitaires et sociales persistent à travers les générations.

Ces dossiers, souvent négligés, constituent des axes prioritaires d’investigation et de mobilisation juridique et mémorielle.

Une solidarité africaine ancienne : le cas du Soudan

Le professeur a évoqué des exemples historiques de solidarité panafricaine précoces. Il a cité la réaction du Soudan qui, avant même les essais nucléaires français, condamna publiquement le projet : un officier soudanais, le major Talat Farid, publia un article le 5 mai 1959 dans le journal Az-Zaman dénonçant le projet, tandis que Khartoum adressa une note de protestation officielle. Ce rappel illustre, selon Magdouri, qu’une conscience africaine des menaces coloniales et post-coloniales existait déjà avant les indépendances formelles.

Un siècle et demi d’une même logique : de la traite à l’implantation coloniale

Le colloque n’omettra pas d’inscrire les pratiques coloniales dans une longue durée : depuis les grands voyages « découvrants » du XVIe siècle, menés par l’Espagne et le Portugal, en passant par la mise en place de la traite transatlantique des esclaves et l’instauration, au XIXe siècle, de systèmes d’occupation et de peuplement colonial, jusqu’aux politiques d’assimilation, de conversion et d’effacement linguistique et culturel.

Magdouri pointe que le récit de la « mission civilisatrice » a servi de couverture idéologique à des politiques qui ont abouti à la dépossession, à l’exploitation des ressources et à l’effacement de systèmes linguistiques et culturels entiers.

Perspectives : vers quelles suites concrètes ?

Au terme du colloque, l’objectif affiché est de dégager une feuille de route africaine : définition juridique partagée, inventaire des archives et des biens à restituer, mécanismes d’assistance aux victimes et à leurs descendants, et, plus largement, la construction d’un discours public et éducatif qui intègre ces pages de l’histoire dans la mémoire collective.

Magdouri voit dans ce rendez-vous une opportunité pour lancer la mise en place d’une coordination continentale susceptible de porter, auprès d’instances internationales et des anciennes puissances coloniales, des demandes de reconnaissance et de réparation structurées.

Un moment de vérité historique et politique

Le sommet annoncé en Algérie se présente comme une étape significative dans la volonté africaine de faire face au legs de la colonisation : non seulement pour établir la vérité historique, mais aussi pour créer les conditions juridiques et politiques d’une réparation qui tienne compte des dimensions matérielles, symboliques et mémorielles du préjudice. En mettant en commun expériences, archives et expertises, les pays africains cherchent à transformer une mémoire blessée en un projet collectif de justice et de reconstruction.

L.R.

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