Un téléphone posé sur le comptoir, la caméra qui recule lentement dans une ruelle autrefois bondée de clients, puis le silence. Cette séquence, postée par un commerçant de la mythique ex-rue de France à Constantine, a fait le tour des réseaux sociaux : « Stagnation commerciale à Constantine avec la hausse du prix de l’or, ni vente, ni achat ». Plus de 850 000 vues plus tard, la scène est devenue symbole d’un phénomène plus large : l’envolée du cours mondial de l’or, qui transforme un métal refuge en casse-tête pour le commerce traditionnel algérien.
Les vidéos comme chambre d’écho d’un marché paralysé
Les témoignages filmés sur Facebook ne sont pas anecdotiques : ils structurent la perception d’un bouleversement économique local. Outre la ruelle vide, une autre vidéo virale montre une cliente à qui un joaillier explique qu’un collier acheté 560 000 dinars fin 2023 vaudrait 780 000 dinars si elle le revendait aujourd’hui — une plus-value affichée de ?39,3 % en un an. Ces images, partagées et commentées, font office de bulletin quotidien : entre stupeur et tentation de liquider.
Ces vidéos fournissent deux messages clairs et immédiats aux Algériens : premièrement, l’or rapporte — parfois beaucoup — à qui vend au bon moment ; deuxièmement, acheter devient de plus en plus hors de portée. Résultat : vitrines désertes, files d’attente qui s’effondrent, flux d’achats transformés en flux de reventes.
Un marché mondial en apesanteur… qui pèse localement
Officiellement, le prix de référence de l’or est fixé deux fois par jour à Londres (LBMA), mais le « gold fixing » se nourrit aussi d’une économie mondiale en proie aux incertitudes : inflation persistante, crises géopolitiques, afflux vers les actifs refuges. Le 24 septembre 2025, l’once a atteint 3 770 $, une hausse fulgurante de +43,63 % depuis le début de l’année — une envolée qui ravit les investisseurs mais noie le commerce de détail.
Sur dix ans, la progression est encore plus rude : +233 % à l’échelle mondiale, avec des hausses récentes qui dépassent +25 % sur six mois et +129 % sur trois ans. Ces chiffres, relayés par la finance internationale, expliquent pourquoi des familles préfèrent convertir leurs parures en liquidités plutôt que d’enrichir un patrimoine désormais trop coûteux à reconstituer.
Chiffres locaux : du gramme au SMIC, la rupture est consommée
La traduction en dinars est brutale. Là où un gramme d’or valait 1 700 dinars dans les années 2000, il cote aujourd’hui entre 23 000 et 26 000 dinars — soit une multiplication par ?13,5 à 15,3 depuis l’an 2000. Pour les bijoutiers, la réalité est double : d’un côté, ils reprennent l’or aux particuliers autour de 16 000 à 18 000 dinars le gramme ; de l’autre, ils revendent au détail autour de 26 000 dinars. Cette différence représente une marge d’à peu près 62,5 % par rapport au prix de reprise (si l’on prend 16 000 comme base), marge nécessaire pour couvrir coûts, risques et liquidités.
Autre repère social : le SMIC algérien, fixé à 20 000 dinars. Un gramme d’or dépasse donc largement le salaire minimum — environ +30 % au regard d’un prix de détail de 26 000 dinars — transformant le métal jaune en bien de luxe inatteignable pour une large frange de la population.
Tradition et budget : les mariages à l’épreuve du cours
La flambée du métal a des répercussions directes sur les usages sociaux. Autrefois, offrir une parure de 40 à 60 grammes était monnaie courante ; aujourd’hui, la norme glisse vers des ensembles de 14 à 20 grammes. L’économie du rituel tient encore, mais « en version réduite ». Cette contraction s’inscrit dans une tendance plus vaste : selon l’ONS, le nombre d’unions est passé de 387 000 en 2014 à 282 000 en 2023–2024, un recul d’environ 27,1 %. L’envolée des prix n’est pas la seule cause, mais elle exerce une pression forte sur les budgets familiaux et sur les conventions nuptiales.
Les bijoutiers entre déroute commerciale et arbitrages financiers
Pour les professionnels, la désillusion est patente. « Désormais, le prix d’un bijou en or 9 carats est le même que celui d’un bijou 18 carats il y a dix ans », confie un joaillier algérois. Depuis la fin des confinements de 2020, la physionomie du marché a basculé : les périodes de pic d’activité — paiement de logements AADL, vacances, mariages — restent visibles mais de moindre intensité. Pire, la diaspora, traditionnel relais de la demande estivale, a, selon les commerçants, ralenti ses achats à l’été 2025, incapables eux aussi de soutenir des prix records.
Ce tournant pousse à des arbitrages parfois douloureux : certains ménages liquident des bijoux acquis naguère pour financer des projets (logement, voiture) ; d’autres différeront le mariage ou réduiront la voilure des cadeaux. Les bijoutiers, eux, jonglent avec des stocks chers, des marges contraintes et une clientèle qui hésite entre achat et revente.
Quelles issues ? Entre adaptation et incertitudes
Les conclusions immédiates sont évidentes : l’or garde sa valeur d’actif-refuge, mais il devient, pour le commerce traditionnel algérien, un produit dont la volatilité désorganise l’activité. Sur le terrain, les réactions se multiplient : réduction des carats proposés, promotion de bijoux plus légers, renforcement du rachat d’or en petites coupures, communication sur la valeur patrimoniale plutôt que sur l’objet-bijou. Mais ces ajustements peinent à combler le fossé entre un marché mondial dopé par les capitaux et un pouvoir d’achat national qui stagne.
Bref, les vidéos virales — ruelles vides, clients qui vendent, joailliers qui comptent — fonctionnent comme autant de témoins d’une transformation rapide : d’un côté, des profits record pour qui a acheté hier ; de l’autre, des vitrines désertes et une filière du bijou en pleine recomposition. La question qui reste, lourde et politique, est simple : jusqu’où ces tensions sociales et économiques pourront-elles durer avant d’arracher des pans entiers d’une tradition qui, en Algérie, mêle économie, identité et lien familial ?
L.R.