Le président Abdelmadjid Tebboune a fixé un objectif clair : la généralisation de la numérisation dans tous les secteurs avant la fin de 2025, en commençant par l’agriculture. Pour le Pr. Tarik Hartani, directeur de l’École supérieure d’agriculture, cette décision marque « une étape essentielle » pour moderniser un secteur qui a longtemps souffert d’un déficit d’information et de visibilité.
Sur les ondes de la Radio algérienne, Pr. Hartani a rappelé que près de 100 milliards de dollars ont été injectés dans l’agriculture algérienne au cours des vingt dernières années, dont 80 % dans la filière céréalière. Le constat est sans appel : en l’absence de bases de données centralisées, la traçabilité des flux (intrants, aides, stocks) reste insuffisante, et la gestion publique peine à corriger les écarts à temps. « Une information non utilisée et non optimisée est une information morte », avertit-il.
Le plan de numérisation proposé par Hartani, et repris dans ses interventions publiques, hiérarchise plusieurs axes opérationnels :
- Système national d’information agricole (SNIA) : centraliser et valoriser les données produites par les établissements publics, offices, directions agricoles et opérateurs privés ; agréger production, stocks, aides, surfaces, registre des exploitants, données vétérinaires et météorologiques.
- Traçabilité de la filière céréalière : suivi des intrants, des approvisionnements et des stocks pour limiter gaspillages, fraudes et doublons d’aides.
- Suivi du cheptel : généralisation de dispositifs d’identification (puces électroniques, registres numériques) pour réduire les pertes et améliorer la gestion sanitaire.
- Mécanisation intelligente : connecter les machines pour la maintenance prédictive, optimiser l’usage et réduire la dépendance aux importations.
- Outils mobiles pour le terrain : applications simples, fonctionnant hors-ligne, fournissant conseils climatologiques, calculs d’itinéraires techniques (semis, fertilisation), et accès aux services d’appui.
- Observations à distance : exploitation de l’imagerie satellite et de capteurs IoT pour suivre la surface en culture, l’état hydrique et détecter les risques sanitaires.
Gouvernance des données et sécurité : condition sine qua non
Hartani insiste sur la nécessité de sécuriser les données et de mobiliser des ressources humaines qualifiées pour les gérer. Concrètement, la gouvernance devra définir la propriété des données (producteur vs État), des protocoles d’accès et de partage (APIs, formats standardisés), des mesures de sécurité (chiffrement, sauvegardes, audits), et des garanties sur la confidentialité et l’usage non prédatoire des informations des exploitants.
Le succès de la transformation ne repose pas que sur la technique : il exige l’adhésion des producteurs. Le professeur appelle à des campagnes de sensibilisation ciblées, des dispositifs de formation (agents relais, coopératives, centres régionaux) et des solutions adaptées aux petites exploitations, notamment dans les zones steppiques et montagneuses. Les modules prioritaires : utilisation d’applications mobiles, lecture basique des données, gestion du troupeau, et maintenance d’équipements connectés.
Feuille de route opérationnelle (proposition détaillée)
Court terme (d’ici fin 2025)
- Inventaire national des bases de données existantes et audit de qualité.
- Lancement d’un pilote du SNIA dans quelques wilayas représentatives (plaine céréalière, zone d’élevage, montagne).
- Constitution d’une cellule nationale de gouvernance des données avec représentants ministériels, universitaires et du secteur privé.
Moyen terme (2026–2027)
- Déploiement des modules de traçabilité pour la filière céréalière et des registres animaux.
- Mise en place d’applications mobiles hors-ligne et de points d’accès régionaux.
- Programmes de formation massifs (data managers agricoles, techniciens IoT).
Long terme (2028 et après)
- Intégration complète des flux SNIA aux processus de décision publique (budgets, importations, politiques d’achats).
- Développement d’un écosystème agritech local (startups, centres R&D, partenariats internationaux).
- Évaluation d’impact et ajustements réglementaires.
Indicateurs de succès recommandés (KPIs)
- % des exploitations recensées et numérisées.
- % des aides distribuées via canaux traçables.
- Réduction des écarts de stocks et des pertes signalées.
- Nombre d’incidents sanitaires détectés précocement grâce au suivi.
- Nombre de techniciens/gestionnaires de données formés.
Pour réussir, l’État devra combiner financements publics, partenariats avec le secteur privé (fournisseurs d’IoT, opérateurs télécom), et mobiliser éventuellement des bailleurs internationaux pour la phase pilote. Les modèles PPP, les fonds d’innovation régionaux et les incitations fiscales à l’émergence d’entreprises locales d’agritech peuvent accélérer la mise en œuvre.
Obstacles majeurs et pistes d’atténuation
- Fracture numérique : priorité à l’extension de la couverture mobile et à des solutions satellites ou radio pour les zones isolées.
- Résistance au changement : démonstrateurs locaux, subventions ciblées et relais coopératifs.
- Risque de centralisation excessive : favoriser une architecture décentralisée/interopérable qui laisse la main aux acteurs locaux.
- Sécurité et usage abusif des données : cadre légal clair, sanctions et mécanismes de contrôle.
Pr. Hartani désigne la conférence nationale de l’agriculture, prévue fin octobre, comme « un rendez-vous stratégique » pour formaliser recommandations, prioriser le calendrier et déterminer les budgets. Cet espace devra notamment valider la mise en réseau des bases existantes, les étapes pilotes et la stratégie de formation.
La numérisation proposée n’est pas un simple chantier technique : c’est la transformation de la gouvernance agricole, de la relation entre l’État et les producteurs, et de la capacité du pays à protéger sa souveraineté alimentaire. Comme le résume Pr. Hartani : « Si nous parvenons à contrôler l’information, nous pourrons réduire sensiblement la facture des importations. » L’enjeu est donc double : maximiser l’efficience des aides publiques et créer un secteur agricole résilient, traçable et tourné vers les marchés.
L.R.