L’effroyable accident de bus survenu vendredi à Oued El Harrach, ayant coûté la vie à 18 personnes et fait 24 blessés, marque un tournant décisif dans la lutte contre l’insécurité routière en Algérie. Si les drames impliquant des transports collectifs se multiplient ces dernières années, l’accident du 15 août a été le point de rupture. Face à l’émotion nationale et à la colère montante de l’opinion publique, le gouvernement a décidé d’agir, en ciblant pour la première fois un maillon trop longtemps négligé du système routier algérien : les auto-écoles.
Des permis délivrés à la chaîne : le constat accablant
Depuis des années, la qualité de la formation dispensée par de nombreuses auto-écoles est remise en question. Le permis de conduire, censé attester de la capacité d’un citoyen à prendre la route en toute sécurité, s’est transformé dans bien des cas en simple formalité administrative, voire en marchandise. Témoignages de corruption, sessions bâclées, instructeurs absents, simulateurs inexistants, examens arrangés… les dérives sont nombreuses et ont des conséquences tragiques.
Le ministère des Transports, dans un communiqué sans précédent, a reconnu officiellement la responsabilité indirecte des auto-écoles dans la multiplication des accidents mortels. Il a ainsi annoncé une extension systématique des enquêtes sur les accidents graves de la route aux établissements de formation à la conduite.
« Désormais, chaque accident mortel impliquant un conducteur sera suivi d’une enquête sur les conditions dans lesquelles ce dernier a obtenu son permis », a affirmé le ministère. « Il s’agit de mettre un terme à un système de délivrance laxiste, parfois corrompu, qui compromet directement la sécurité des citoyens. »
Un permis de conduire ou un permis de tuer ?
L’expression est forte, mais elle reflète une réalité que beaucoup dénoncent depuis longtemps : certains permis de conduire sont de véritables permis de tuer. Les chauffeurs de bus, en particulier, sont parfois projetés derrière le volant de véhicules de 20 à 40 tonnes avec une formation sommaire, voire inexistante. Résultat : des comportements inadaptés, des vitesses excessives, un non-respect des règles les plus élémentaires de sécurité, et une attitude de défi permanent envers le Code de la route.
Ces manquements ne sont pas le fruit du hasard. Ils sont le symptôme d’un système de formation miné par le clientélisme, où l’objectif n’est plus de former, mais de délivrer des titres. Cette réalité, longtemps ignorée ou minimisée, est aujourd’hui au cœur des priorités gouvernementales.
L’accident d’Oued El Harrach : un électrochoc national
Le drame s’est produit dans la matinée du vendredi 15 août. Un bus de transport de voyageurs a dérapé sur un pont avant de chuter dans l’oued El Harrach, en plein cœur de la capitale. Le bilan est lourd : 18 morts, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées, et 24 blessés, certains dans un état critique.
Les secours sont intervenus rapidement. La Protection civile a mobilisé 25 ambulances, 16 plongeurs, 2 camions d’intervention, 4 embarcations semi-rigides et une équipe de recherches spécialisée. Les blessés ont été évacués vers les hôpitaux Mustapha Pacha, Salim Zemirli et l’Hôpital militaire d’Aïn Naâdja.
Le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, a décrété une journée de deuil national, en hommage aux victimes. Mais au-delà de l’émotion, l’heure était à l’action. Dans un message empreint de gravité, le chef de l’État a exprimé sa solidarité aux familles endeuillées, tout en annonçant une série de mesures inédites pour enrayer la spirale infernale des accidents de la route.
Parmi ces mesures, la plus symbolique — et potentiellement la plus structurante — reste l’intégration des auto-écoles dans le périmètre des enquêtes sur les accidents de la route. L’impunité dont elles jouissaient jusque-là est désormais révolue. Les établissements de formation devront rendre des comptes sur la qualité de leurs formations, la véracité des examens, et les méthodes de délivrance des permis.
Réforme du transport collectif : retrait des bus vétustes
En parallèle, le président Tebboune a également ordonné le retrait immédiat de tous les bus de plus de 30 ans encore en circulation. Le ministère des Transports a donné un délai de six mois aux propriétaires pour renouveler leurs véhicules. Des facilités administratives et financières seront mises en place pour accompagner ce processus.
Il ne s’agit pas d’un simple toilettage du parc roulant. L’objectif est clair : moderniser le transport collectif et écarter définitivement les véhicules vétustes qui, souvent mal entretenus, participent à l’insécurité routière.
Des comportements routiers devenus incontrôlables
L’Algérie traverse une crise de civisme routier. Dans les grandes agglomérations comme dans les zones rurales, les accidents impliquant des bus se sont multipliés à un rythme alarmant. Les chiffres parlent d’eux-mêmes :
- Le 24 juillet, un accident à El Bayadh a fait 6 morts et 24 blessés ;
- Le 27 juillet, à Oran, 3 morts et 41 blessés ;
- Le 6 mars, à Tiaret, un bus scolaire a percuté un camion, causant la mort de 3 élèves et blessant 33 autres.
À chaque fois, les causes sont similaires : vitesse excessive, surcharge, manœuvres dangereuses, fatigue ou incompétence des conducteurs. Or, ces comportements sont souvent la conséquence directe d’une formation défaillante, qui ne prépare ni techniquement, ni psychologiquement les futurs chauffeurs à assumer leur mission.
Une mobilisation nationale sans précédent
Dans un geste symbolique fort, plusieurs membres du gouvernement se sont rendus au chevet des blessés. Le général d’armée Saïd Chanegriha, chef d’état-major de l’ANP, s’est déplacé dans plusieurs hôpitaux pour exprimer son soutien aux victimes et à leurs familles.
Les ministres Saïd Sayoud (Transports) et Fayçal Ben Taleb (Travail) ont participé aux funérailles des victimes, organisées au cimetière d’Abane Ramdane. La présidente de la Cour constitutionnelle, Leïla Aslaoui, a également adressé ses condoléances, en appelant à une refonte en profondeur des mécanismes de régulation du transport routier.
Vers une refondation du système de conduite en Algérie
L’heure n’est plus aux constats. L’Algérie est à un tournant. L’impunité des auto-écoles, longtemps tolérée, a produit des générations de conducteurs mal formés, parfois dangereux, qui mettent en péril la vie des citoyens.
L’ouverture des enquêtes sur ces établissements n’est qu’un premier pas. Il faudra aller plus loin : revoir les normes pédagogiques, imposer une certification des instructeurs, intégrer des simulateurs modernes, instaurer une surveillance électronique des examens, et rendre publics les taux de réussite par établissement.
Cette réforme, si elle est menée avec rigueur, pourrait enfin doter l’Algérie d’un système de formation à la conduite moderne, rigoureux et digne d’un pays qui aspire à protéger la vie de ses citoyens.
L.R.



