Baladna Algeria, filiale du groupe qatari Baladna, et le Fonds national d’investissement (FNI) algérien ont lancé le chantier d’un méga-projet laitier à Adrar : un complexe intégré élevage-transformation capable, à terme, d’accueillir 270 000 vaches et de produire 1,7 milliard de litres de lait par an. Ce dossier contextualise la coopération Algérie-Qatar, la stratégie algérienne de régulation du secteur laitier et explique pourquoi le Grand Sahara a été choisi comme « terre promise » pour l’élevage laitier à grande échelle.
Une coopération stratégique Alger — Doha
La montée en puissance du projet Baladna-Adrar s’inscrit dans une logique de coopération bilatérale ciblée. L’État algérien, via son Fonds national d’investissement, a pris 49 % du capital de la nouvelle entité Baladna Algeria S.P.A., laissant 51 % au groupe qatari. Les premiers contrats fournisseurs (dont le géant technologique allemand GEA) dépassent les 500 M$, matérialisant un partenariat public-privé destiné à renforcer la sécurité alimentaire algérienne. Ces accords, signés fin juillet à Alger, traduisent une convergence d’intérêts : transfert de capacités industrielles et sécurisation de flux d’approvisionnement pour l’Algérie ; accès à de grands projets d’internationalisation pour Baladna.
Pourquoi ce partenariat ?
- Pour l’Algérie : réduire une dépendance importatrice coûteuse et volatile, capter des savoir-faire internationaux et créer des infrastructures industrielles lourdes sur son territoire.
- Pour Baladna/Qatar : consolider une stratégie d’expansion régionale, sécuriser des débouchés industriels et valoriser l’expertise développée au Qatar (traite intensive, process de poudrage, logistique du froid).
La stratégie algérienne pour « réguler » un secteur sensible
Le lait est un secteur hautement politique : approvisionnement stable = paix sociale. L’Algérie a multiplié ces dernières années mesures, appels d’offres et incitations financières pour structurer la filière : ouverture de lignes de crédit pour l’agrobusiness via les banques publiques, appels d’offres nationaux d’approvisionnement en poudre de lait, et création de véhicules publics-privés pour porter des projets d’échelle. L’objectif affiché par Alger est double : sécuriser l’approvisionnement (sécurité alimentaire) et réduire la saignée des devises liée aux importations massives de poudre de lait (plusieurs centaines de milliers de tonnes par an).
Concrètement, la stratégie combine industrialisation par projets de grande échelle (Baladna-Adrar), soutien financier (crédits et garanties aux acteurs agricoles et agroindustriels), gestion centralisée des importations et approvisionnement public (tenders ONIL), et mise à niveau des capacités locales (formation, transferts technologiques via partenaires internationaux).
Pourquoi le Grand Sahara (Adrar) ? Trois atouts décisifs
Choisir le Sahara pour une activité normalement associée aux régions tempérées peut surprendre. Le dossier Baladna-Adrar repose pourtant sur plusieurs logiques complémentaires :
a) La disponibilité foncière à grande échelle
L’Algérie dispose d’immenses superficies désertiques non mises en culture. Le projet Adrar prévoit une emprise considérable (des dizaines de milliers d’hectares pour la production de fourrages, fermes et infrastructures). C’est un prérequis pour l’élevage intensif de dizaines de milliers de têtes et pour les rotations fourragères nécessaires.
b) Accès à des ressources hydriques et solutions techniques d’irrigation
Les oasis sahariennes, les nappes fossiles profondes et les systèmes traditionnels (foggaras) offrent des possibilités d’irrigation – complétées par des forages modernes. Le modèle industriel s’appuiera sur des systèmes d’irrigation technologiques, le traitement d’eau et des cycles fermés visant l’efficience hydrique. Des études et projets locaux considèrent aussi la dessalinisation et la réutilisation des eaux traitées pour diminuer la pression sur les nappes.
c) Potentiel énergétique et logistique solaire
Le Sahara algérien offre un gisement solaire immense. Coupler élevage intensif et production d’énergie solaire (pompages, réfrigération, process d’usine) est à la fois rationnel et rentable : il réduit la dépendance aux carburants fossiles et permet d’alimenter des chaînes du froid énergivores (traitement, séchage, entreposage). La littérature scientifique appelle depuis longtemps à exploiter le solaire saharien pour des usages agricoles intensifs.
Ces atouts expliquent le pari d’installer en plein désert des unités de production laitière qui, compensées par des technologies adaptées (climatisation des bâtiments, ventilation, gestion de l’alimentation, systèmes d’irrigation efficaces), peuvent atteindre des rendements industriels et réduire la dépendance aux marchés mondiaux.
Ce que disent les chiffres (impact attendu)
- Capex projeté : 3,5 Md $ (Baladna Algeria S.P.A.).
- Partenaires : Baladna (51 %) + Fonds national d’investissement algérien (49 %) ; fournisseurs industriels (GEA : équipement et process).
- Phase 1 : 60 000 vaches, objectif 100 000 t/an de poudre de lait dès la montée en capacité, premières poudres prévues fin 2027.
- Capacité finale : 270 000 vaches, 1,7 Md L/an ; couverture attendue d’environ 50 % des besoins algériens en poudre de lait ; création d’environ 5 000 emplois directs (estimations projet).
Enjeux et risques à surveiller
Hydrologie et durabilité des nappes : l’exploitation à grande échelle des ressources aquifères doit être accompagnée d’études d’impact et de plans de gestion pour éviter l’épuisement des nappes fossiles.
Approvisionnement en fourrages : produire suffisamment de concentrés et fourrages localement ou via chaînes logistiques fiables est crucial — et coûteux ; la logistique du transport et du stockage dans un climat extrême est déterminante.
Maîtrise énergétique : le recours au solaire est une opportunité, mais demande des investissements initiaux et des solutions de stockage pour garantir la continuité des process.
Acceptabilité sociale et insertion locale : création d’emplois localement; intégration des populations oasiennes et montée en compétences des techniciens locaux.
Verdict provisoire : un pari industriel et géopolitique
Le dossier Baladna-Adrar est d’abord un pari d’État : regagner de la résilience alimentaire via un investissement massif et un partenaire étranger. Pour l’Algérie, il s’agit d’un projet structurant — industriel, énergétique et social — qui peut réduire de façon significative la facture d’importations de poudre de lait et catalyser une filière agro-industrielle nouvelle dans le sud. Pour Baladna et le Qatar, c’est l’exportabilité d’un modèle industriel né d’une crise (le cas qatari de 2017) et l’affirmation d’un champ d’intervention africain.
L.R.



